«Sur la photo de la Bibliothèque « Holland House » en ruines
«... Cette photo, que vous voyez là, c´est une photo célèbre qui fixe en image les débris de la Holland House Library à Kensington, Londres, après le raid allemand d´automne 1940. Sous les décombres, au sein du délabrement, quelques lecteurs s´obstinent toujours à consulter ce qui reste des rayonnages qu´ont connu Byron, Dickens, Walter Scott.
Le photographe n´a pas été identifié ; la photo, elle, a fait le tour du monde. Et pour cause. Il est difficile de résister à l´identification qu´elle appelle si puissamment. Pour nous, elle met en image avec une force prodigieuse, hallucinante même, l´idée et le sentiment que nous avons souvent de ce que nous faisons ici, à l´Atelier de la philosophie. C´est-à-dire, la recherche de ressources, d´une lueur de sens au milieu des ruines de la civilisation (y compris philosophique). Au sein même des décombres, on se retrouve encore en train de prospecter, de chercher des repères, d´essayer toujours. Quelques survivants résisteraient encore à se résigner au désastre du sens.
C´est le cas toujours ce soir, toutes proportions gardées, comme on dit. Ce soir où, dans le contexte de notre étude sur les destins de l´humain, justement, nous nous apprêtons à relire l´essai de Freud sur le Unheimliche cette «inquiétante étrangeté» demeurant au coeur de l´intimité , sur fond d´une nouvelle guerre encore, qui va être déclenchée d´ici à quelques heures, dans les conditions que chacun sait : la guerre que l´Amérique du Nord aura imposé au monde contre l´Irak.
Cela nous invite à méditer sur le profond scepticisme de Freud à l´égard de la promesse d´une humanité sans guerre, qu´il opposait aux propos d´Einstein lors d´un échange de lettres fameux, publié sous le titre Pourquoi la guerre ? tandis que Hitler se préparait dans l´ombre à devenir chancelier dans les années qui allaient suivre. On connaît le sort que l´Extermination sur fond de Guerre mondiale fera au peuple de ces deux grands penseurs juifs de langue allemande ; le fondateur de la psychanalyse se réfugiera, malade, à Londres en 1938 ; le physicien de la relativité, attaché aux causes pacifistes, s´exilera en Amérique du Nord où il encouragera la mise au point de la première arme atomique de l´histoire.
C'était encore la guerre qu´invoquait Freud au début du livre que nous allons lire, pour justifier les limites de son essai. Souvenez-vous : si je n´ai pas pu explorer davantage la bibliographie sur ce sujet, écrit-il, c´est à cause de l´époque actuelle. L´époque en question est celle de la première guerre mondiale, qui venait de s´achever.
Entre Freud écrivant son livre sous la Première Guerre et nous le lisant aujourd´hui au bord de la nouvelle guerre en ce moment (elle-même indissociable de l´événement du «11 septembre» et de l´ère d´un nouveau type de conflit de forces, de lutte à mort qu´il inaugure et qui reste pour le moment innommé et structure largement notre présent, avec l´exploitation calculée du sentiment d´« insécurité »), entre l´écriture de Freud, donc, et notre lecture maintenant, toujours sur fond de guerre, il y a cette image de la Bibliothèque «Holland House» délabrée. En ruines « mais pas totalement » (comme l´eût dit Beckett).
Là il y a pour nous, ici, à l´Atelier de la philosophie, toute une constellation de rapports à analyser au milieu des ruines des idéaux modernes. Je veux dire : les rapports entre la guerre et la bibliothèque, la lutte à mort et le Livre (donc l´écriture et la lecture, la recherche), entre le conflit armé et la pensée. Mais aussi entre l´humain et ce qui, en lui-même, l´excède, son inhumanité ou Unheimlichkeit équivoque, intrinsèque. Et bien entendu, entre tout cela et la pensée psychanalytique, y compris dans ce qu´elle a à nous dire aujourd´hui sur ce que Freud appelle « le domaine du "Unheimliche" » lequel ressortit à « l´effrayant, à ce qui suscite l´angoisse et l´épouvante » . Voire sur sa détermination structurelle, sophocléenne, de l´humain comme constitutivement unheimlich, voué à franchir, à outrepasser le seuil de sa propre humanité... »
(Extrait de la séance du 19 mars 2003 de l'Atelier philosophie : « Destins de l'humain. La Unheimlichkeit et les déclinaisons contemporaines : inhumain, surhumain, posthumain... »)
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Extrait de : http://www.atelier-philosophie.org/presentation.htm
«De la philosophie comme atelier
1.
Il y a eu le platonisme, le christianisme, les Lumières, le libéralisme universaliste, le marxisme, les socialismes...
Les grandes philosophies de l´Occident avaient pour fonction de légitimer les discours et d´orienter l´action, de prescrire des manières de vivre. À l´âge moderne elles ont fondé l´idée de « progrès » et ses promesses d´émancipation (affranchissement de la pauvreté, de l´intolérance, de l´ignorance, de l´asservissement... ).
Au tournant du millénaire, deux cents ans après les Lumières, les humains n´y croient plus. Emportés dans l´essor sans pareil du développement techno-scientifique, sous l´hégémonie du capitalisme libéral, de ses démocraties médiatiques et sa compétition économique et militaire mondiale.
2.
Confronté à la performance prodigieuse des sciences et des techniques et, de l´autre coté, à l´impuissance persistante des idéaux modernes à transformer la réalité des rapports de force, le discours philosophique est tenté d´abandonner ses fonctions de légitimation et d´orientation pratique.
À l´intérieur de l´université, classé désormais comme sous-ensemble des « sciences humaines » et soumis à l´impératif académique, il tend à se limiter à la « profession de la philosophie » (à la carrière ou à la profession d´avoir à professer la philosophie) et plus particulièrement à l´enseignement des épistémologies ou de l´histoire des idées.
Au-delà de la chaire universitaire, il se disperse en miettes et erre, voire se perd, à travers les cafés, les plateaux télévisés, les nouveaux sites électroniques, le philosophical counseling, les entreprises, directement livré à la loi de l´échange économique et son exigence de vitesse, de « communication » , de « pensée-minute » .
3.
Qui plus est : engagé dans la « déterrestration » , dans le processus de dépassement des conditions de vie terrestres, le développement techno-scientifique ne s´accompagne pas « seulement » de menaces sans précédent (énergétiques, environnementales, sociales... ) : il bouleverse également nos repères « terriens » , nos critères de jugement, nos assurances humaines quant à ce qu´on estimait être le vrai, le juste, le bon, le beau.
Désaffection des philosophies humanistes, relève des Humanités par les sciences dites « humaines » , essor des biotechnologies et nouveaux enjeux biopolitiques, mixage des neurones et de micropuces électroniques, programme de « réforme génétique de l´espèce » ...
Ce dénuement se reflète jusque dans nos décisions et nos soucis les plus quotidiens, familiaux, professionnels, affectifs, sexuels, existentiels.
Le « défi de la complexité » ouvre bel et bien des questions sans précédent sur les fondements mêmes de ce qu´on croyait être ou devoir être l´« humain » , l´humanitas de l´homme, l´être de l´anthropos.
4.
D´où le malaise général, la crise qui donne son ton au présent tournant du siècle. Ce malaise est-il lui-même encore trop humain ?
Les humains abordent en tout cas le nouveau millénaire incrédules, conceptuellement démunis et spirituellement désemparés.
Mais de là aussi une certaine « demande de philosophie » , qui émane parfois de lieux inattendus, bien au-delà (et en dehors) du cursus des études.
5.
L´atelier de la philosophie — la philosophie comme atelier — est un lieu où forger des concepts pour élaborer et penser cette condition présente, la nôtre.
Ce qui implique la remise en chantier des ressources du discours philosophique, le questionnement de ses concepts les mieux fondés (à commencer par le concept de « concept » ), de ses axiomatiques, ses présupposés et ses impensés. En un mot, le travail critique de la pensée sur elle-même (ce qu´on appelle philosopher).
Lieu à repérer à la fois loin de tout cloisonnement et réduction universitaires et à l´écart des discussions de café et des « brasseries kantiennes » .
6.
L´Atelier est un chantier où l´on œuvre ensemble. Les matériaux auxquels nous avons affaire ici sont langagiers : textes de la philosophie antique et moderne, pratiques de soi des différentes écoles de l´art de vivre, écritures philosophiques, spéculatives, littéraires, savantes contemporaines.
Ces matériaux ont travaillé et été travaillés par des modes de vie dont ils portent la marque et que désignent des noms propres : d'Épicure à Kant et à Kierkegaard, de Nietzsche à Freud, à Wittgenstein et aux penseurs contemporains, à Benjamin, Proust, Pessoa, Beckett.
Ils sont tissés ou retissés ici suivant le fil conducteur de quelques sujets d´inquiétude majeurs : l´état du malaise contemporain, la souffrance psychique aujourd'hui, les nouvelles pathologies des sociétés libérales développées, le post-humain ; sans parler de l´immense majorité des humains, aux prises toujours avec l´effroyable défi de la survie.
Le retissage donne lieu à quelques concepts précieux : le corps-psyché, l´infantia et la « nuit d´enfance » , le « sexuel » , la résonance affective et l´aspect tonal (voir ou entendre une expression sous tel ou tel aspect), le visage, le « visagéifier » et le dépaysage, etc.
7.
Or penser, c´est déjà, par là même, résister. Et on ne saurait penser, et résister (y compris contre son propre esprit), sans s´exposer ipso facto à une épreuve transformatrice de soi-même.
C´est pourquoi il arrive que notre travail ait pour effet de faire de l´Atelier un iatreion, un « dispensaire de l´âme » .
8.
On s´approche ainsi d´un horizon : la réélaboration de la pensée comme therapeia aujourd´hui, se devant de proposer des instructions face à la question de savoir comment faut-il se conduire et vivre désormais, et pourquoi.
L´ouvrage à fabriquer est par définition un work in progress : des carnets de réflexion, des lignes de force, un journal de bord pour sa vie (les hupomnêmata des Grecs).
Des minima moralia qui nous aident à nous repérer à travers la ruine des idéaux modernes (y compris philosophiques), à résister à ce qu´il y a d´injuste et insensé dans le déchaînement du développement. À nous inventer un nouvel ethos à la hauteur de la « complexité » , une nouvelle forme à donner à notre conduite et à notre vie.
Plínio Prado
* L´Atelier de la philosophie fut créé au printemps 1997 sur la demande d´un public d´hommes et de femmes engagés dans ladite « vie active » .
À partir de 1998, en accord avec J.-Cl. Milner alors président du Collège international de philosophie, l´Atelier s´est déroulé en collaboration avec le Collège à Paris.
Depuis 2000 il fut hébergé par le Théâtre Granit (Belfort).
En 2007 il commence, ici, une toute nouvelle existence. Grâce à l´initiative d´Adrien Pequignot, Denis Viennet et Ermezinda Marques ; qu´ils en soient remerciés.
Comme tel, ce site est dédié à tous ceux qui de 1997 à 2006 ont participé à la naissance et à l´enfance de l´Atelier de la philosophie, avec lesquels ce travail a été pensé...»
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